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Promenades avec Marie-Christine Grimard

Aime la vie et le partage d'émotions, et danse avec elles en mots et en images, pour que le chemin vers les étoiles soit toujours bleu.

Une image... une histoire: Cendres

« Dieu aima les oiseaux et inventa les arbres.
L’homme aima les oiseaux et inventa les cages. »

Jacques Deval

Une image... une histoire: Cendres

Voilà si longtemps qu’il n’était revenu dans cette vallée.

Depuis la mort de son père, il avait préféré rester loin d’ici. Les derniers jours avaient été si éprouvants. Il ne voulait pas s’en souvenir.

Il n’était pas revenu pour ça. Les jours noirs, tâchés de sang, les morceaux de chair brûlée, les relents de cendres froide qui l’avaient poursuivi nuit après nuit pendant presque un an, il ne voulait plus y penser.

Les choses avaient bien changé. La mousse avait recouvert les ruines de la grange, Pour un étranger, il était difficile de savoir qu’à cet endroit, s’élevait une ferme florissante, un jardin tiré au cordeau et un verger prolifique. Seule, la maison était encore debout, teintée de gris, uniformément recouverte de tristesse, à l’abandon.

Aucune âme n’était passée par ici depuis son départ. Les gens du village évitaient de s’approcher de la « maison maudite ».

La guerre est le prétexte que les hommes se donnent pour libérer leur barbarie. Et certains plus que d’autres.

Il s’était toujours demandé pourquoi leur vie avait brusquement basculé vers l’horreur. Il était enfant, vivait dans un monde sans soucis, jouait à danser avec les papillons dans les rangs de lavande. Il aimait sauter dans la rivière pour sentir les alevins argentés glisser entre ses jambes, et par-dessus tout, dévaler les contreforts de la montagne avec son chien sur les talons. Rien ne pouvait ternir son sourire, jusqu’à ce jour…

Quand son père avait refermé brutalement la porte de la grange, et lui avait dit de rester dans la maison, en scrutant le chemin du village, il avait été soudainement inquiet. Il n’avait jamais vu ce regard sombre dans le yeux de son père auparavant. Et quand sa mère était sortie à la tombée du jour avec un pain et un lourd sac sous le bras, il n’avait pas osé poser de questions. Mais il sentait bien que quelque chose était différent.

Cette nuit-là, il avait guetté les pas de son père, suivis bientôt d’autres pas plus pesants, qui s’éloignaient vers le maquis. Au petit matin, épuisé d’avoir dormi aussi tard, il fut éveillé en sursaut par les cris des miliciens. Ils proféraient des menaces, ils crachaient des injures, ils trainaient son père vers la grange en vociférant. Il ne comprenait pas tout, mais quand il vit sa mère arriver dans sa chambre en lui ordonnant de rester caché sous son lit jusqu’à ce qu’il soient partis, il sut que quelque chose de grave était arrivé. Il entendit des détonations, des hurlements, puis le ronflement infernal du brasier qui encerclait la grange. Puis des bottes qui s’éloignent. Puis plus rien. Il ne sut combien de temps il était resté là, à trembler sous son lit. L’odeur âcre des cendres avait envahit tout l’espace.

C’était la dernière odeur dont il se souvenait. Et en revenant ici, il avait l’impression qu’elle envahissait encore les murs délabrés.

Sa mère n’avait plus jamais prononcé une parole après cette nuit-là, comme si ses mots étaient partis en fumée dans cette grange. Ils avait quitté les Cévennes pour se rendre à Marseille, chez sa grand-mère, où ils avaient survécu jusqu’à la fin de la guerre. Après l’armistice, son père avait reçu les honneurs de la république pour hauts faits de résistance, et il regardait souvent la médaille de la légion d’honneur qu’on leur avait remise, en espérant y voir le sourire de son père. Mais il avait bien fallu qu’il apprenne la vie sans lui. Il avait appris, trainant ses guêtres dans tous les pays, exerçant tous les métiers, sous toutes les latitudes, sous tous les climats. La seule chose qu’il n’avait jamais accepté de faire, c’était la guerre, fuyant tous les conflits. S’il avait tenu un fusil, il aurait eu la sensation de descendre au niveau des hommes qui avaient massacré son père.

Trente ans après, il était de nouveau devant les ruines de cette grange. Un amas de pierres noircies pratiquement recouvertes de végétation. Il avait décidé de rentrer. Il n’allait pas fuir plus longtemps. Il avait eu beau faire tout le tour de la terre, il savait que sa maison était ici et qu’il devrait affronter ses démons pour se donner enfin le droit de vivre.

Un érable doré avait poussé au milieu des ruines. A la cime, un hibou lançait sa mélopée. Il leva les yeux vers lui, et vit se lever la lune dans l’enchevêtrement des branches. Le hibou se tut, le regardant fixement, immobile, puis il cligna de l’œil et s’envola vers le sud. Il sourit et s’assit au milieu des ruines, observant les nuages qui passaient devant la lune. Il ne s’était pas sentit aussi serein depuis bien longtemps.

Pris d’une soudaine impulsion, il se mit à fouiller au milieu des pierres, en extirpa quelques morceaux de bois vermoulus. Tressant des branches d’érables pour les solidariser, il en fit une croix, qu’il décora avec une couronne de feuilles dorées. Il la dressa sur un amas de pierre qui se trouvait au milieu de l’ancienne grange, puis admira son œuvre en silence. Il s’assit sur une grosse pierre et fut pris de sanglots.

Il ne sut pas combien de temps il était resté là à pleurer, mais quand il vit l’aube poindre au dessus de la combe, il sécha ses joues, et commença à parler. Il entendait sa voix résonner contre les murs de la maison et lui revenir en écho. Il raconta à son père son enfance sans lui, sa jeunesse lointaine, ses chagrins et ses joies, ses errances et ses certitudes. Quand il eut tout dit, il se sentit soulagé.

Il se leva, léger, s’étira dans les premiers rayons du soleil, et conclut:

– Je reviens à la maison, papa. Je vais en faire ce que tu aurais voulu qu’elle soit. J’ai relevé des défis plus difficiles que celui-là…

Il revint vers sa voiture pour en sortir ses provisions, lorsqu’il vit quelqu’un s’approcher sur le chemin. Il tenta de refréner sa première réaction de méfiance, et se tourna vers l’inconnue qui avançait d’un pas décidé, son chien sur les talons. Celui-ci s’approcha de lui, reniflant ses bottes et poussa un aboiement approbateur. La jeune femme sourit et dit:

– Pyrus vous aime bien, c’est le meilleur des passeports. Bienvenue à vous. Je m’appelle Sandra !

– Enchanté, répondit-il. Merci de m’accueillir chez moi. Je suis Pierre.

– Ravie de voir que cette maison sera de nouveau occupée. Je trouvais dommage qu’une aussi belle construction soit à l’abandon. J’aime beaucoup la vue qu’il y a du sommet du sentier, et mon chien aussi. Je passerai un peu plus au large, désormais pour ne pas vous déranger.

– Non, n’en faites rien, je serai heureux d’avoir un peu de compagnie. Je n’ai rien d’un ermite. Je vais remettre la maison en état et je serai ravi de vous y recevoir quand elle sera présentable.

– C’est très gentil. Je suis institutrice au village, et je profite de mes heures de loisirs pour chiner quelques plantes dans les bois. Il y a quelques espèces devenues très rares dans cette région. La botanique c’est ma passion, ajouta-t-elle en rougissant.

– J’essayerai de vous dénicher quelques spécimens, répondit Pierre. Je m’y connais un peu en botanique.

– Super, dit-elle le gratifiant d’un magnifique sourire. Allez Pyrus, on y va …

– A bientôt, répondit Pierre, soudain un peu intimidé.

Il la regarda s’éloigner, pensif, puis poussa la porte de la maison avec le pied. Un odeur de moisi et de cendres s’échappa, le bloquant dans son élan. Il se ressaisit, pris une grande inspiration et entra d’un air décidé en disant:

– Si on veut que la vie revienne dans cette maison, pas d’hésitation, autant s’y mettre tout de suite !

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